Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 4
Mesure pour mesure.—Othello.—Comme il vous plaira.
Le conte d'hiver.—Troïlus et Cressida.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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Après avoir vu dans Timon d'Athènes un misanthrope farouche,qui fuit dans un désert où il ne cesse de maudire les hommes etd'entretenir la haine qu'il leur a jurée, nous allons faire connaissanceavec un ami de la solitude, d'une mélancolie plus douce, quise permet quelques traits de satire, mais qui plus souvent se contentede la plainte, et critique le monde, inspiré par le seul regretde ne l'avoir pas trouvé meilleur. Retiré dans les bois pour y rêverau doux murmure des ruisseaux et au bruissement du feuillage,Jacques pourrait dire de lui-même comme un poëte de nos jours quioublie de temps en temps ses sombres dédains:
I love not man the less, but nature more.
(CHILDE HAROLD, chant IV.)
Je n'aime pas moins l'homme, mais j'aime davantage la nature.
Jacques a jadis joui des plaisirs de la société; mais il est désabuséde toutes ses vanités: c'est un personnage tout à fait contemplatif;il pense et ne fait rien, dit Hazlit. C'est le prince des philosophesnonchalants; sa seule passion, c'est la pensée.
Avec ce rêveur aussi sensible qu'original, Shakspeare a réuni dansla forêt des Ardennes, autour du duc exilé, une espèce de cour arcadienne,dans laquelle le bon chevalier de la Manche aurait étésans doute heureux de se trouver, lorsque, dans l'accès d'un goûtpastoral, il voulait se métamorphoser en berger Quichotis et fairede son écuyer le berger Pansino. Les arcadiens de Shakspeare ontconservé quelque chose de leurs moeurs chevaleresques, et ses bergèresnous charment les unes par la vérité de leurs moeurs champêtres,et les autres par le mélange de ces moeurs qu'elles ont adoptées,et de cet esprit cultivé qu'elles doivent à leurs premières habitudes.Peut-être trouvera-t-on que Rosalinde, dans la liberté de son langage,profite un peu trop du privilége du costume qui cache sonsexe; mais elle aime de si bonne foi, et en même temps avec unegaieté si piquante; le dévouement de son amitié l'ennoblit tellementà nos yeux, sa coquetterie est si franche et si spirituelle, son caquetageest presque toujours si aimable qu'on se sent disposé à lui toutpardonner. Célie, plus silencieuse et plus tendre, forme avec elle unheureux contraste.
L'amour, comme le font les villageois, est peint au naturel dansSylvius et la dédaigneuse Phébé.
Touchstone, qui est dans son genre un philosophe grotesque, n'estpas l'amoureux le plus fou de la pièce; si pour aimer il choisit lapaysanne la plus gauche, et s'il aime en vrai bouffon, ses saillies surle mariage, l'amour et la solitude sont des traits excellents: il est leseul qu'aucune illusion n'abuse.