JEAN GIRAUDOUX
PARIS
ÉDITIONS ÉMILE-PAUL, FRÈRES
14, RUE DE L'ABBAYE, 14
PLACE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS
1925
OUVRAGES DE JEAN GIRAUDOUX
Chez Bernard Grasset:
Chez Émile-Paul frères:
Copyright by Émile-Paul frères. 1921
Droits de traduction et de reproduction réservéspour tous pays.
Justification du tirage
No
SUZANNE ET LE PACIFIQUE
C'était pourtant un de ces jours où rien n'arrive,où, comme les poules quand la pluie va durer,sentant que jusqu'au soir la vie sera monotone,les astres occupés d'habitude à la varier sortentsans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans leciel. Il y avait le soleil; il y avait, sous une housse,la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmesnappes radieuses. Le vent du Sud tombait sur levent d'Est, perpendiculaire, et des souffles Nord-Ouest-Sud-Estvous caressaient dans l'angle droit.Les cloches sonnaient; quand le battant frappaitleur côté oriental, déjà tiède, le son était moitiéplus tendre. Tout le monde était sur les portes,on mettait son ombre au soleil. Le facteur allaiten zigzag d'un trottoir à l'autre trottoir; il semblaitivre de beau temps, la rue n'était pas assezlarge. Il ne se hâtait guère, il regardait décacheterchaque enveloppe, et chaque nouvelle passer dusecret à un jour aveuglant. Puis il me fit avec lebras ces signes défendus pourtant dans les Postesdepuis Morse, agita vers moi une lettre dont jevis le timbre australien…
Je rougis…
Car je rougis toujours quand on me parle d'unpays étranger…
J'avais dix-huit ans. J'étais heureuse. J'habitais,avec mon tuteur, une maison toute en longueurdont chaque porte-fenêtre donnait sur laville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux età collines, avec des champs et des châtaigneraiescomme des rapiéçages…, car c'était une terrequi avait beaucoup servi déjà, c'était le Limousin.Les jours de foire, je n'avais qu'à tourner surma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver,vide de ses troupeaux, la campagne. J'avaispris l'habitude de faire ce demi-tour à tout propos,cherchant à tout passant, au curé, au sous-préfet,son contrepoids de vide et de silence entredes collines; et pour changer le royaume des sons,c'était à peine plus difficile, il fallait changer defenêtre. Du côté de la rue, des enfants jouantau train, un phonographe, la trompe des journaux,et les chevreaux et canards qu'on portaitaux cuisines poussant un cri de plus en plusmétallique à mesure qu'il devenait leur cri demort. Du côté de la montagne, le vrai train, desmeuglements, des bêlements que l'hiver ondevinait d'avance au nuage autour des museaux.C'est là que nous dînions l'été, sur uneterrasse. C'était parfois la semaine où les acaciasembaument, et nous les mangions dans des beignets;où les alouettes criblaient le ciel, et nousles mangions dans des pâtés; parfois le jour oùle seigle devient tout doré et a son jour detriomphe, unique, sur le froment; nou